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"C’est l’anarchie": Ismaël et Christophe, livreurs Deliveroo, dénoncent un marché déloyal où sévissent de nombreux faux comptes

Les livreurs des plateformes comme Deliveroo ou UberEats dénoncent depuis plusieurs années leurs conditions de travail : pas de salaire minimum, baisse des tarifications à la course, etc. À toutes ces revendications vient s’ajouter celle des livreurs qui louent leurs comptes à des travailleurs sans-papiers. Un véritable "marché" parallèle s’est développé sur les réseaux sociaux. En un clic, il serait ainsi possible de louer un compte moyennant une certaine somme. Les livreurs indépendants dénoncent un marché déloyal, trusté de faux comptes. Nous avons rencontré deux d’entre eux.

Ismaël et Christophe (noms d’emprunt car ils souhaitent garder l’anonymat) nous ont contactés via le bouton orange Alertez-nous afin de mettre en lumière leurs conditions de travail, qu’ils jugent déloyales. Tous deux sont livreurs indépendants complémentaires pour Deliveroo, c’est-à-dire qu’ils sont considérés comme des entrepreneurs, avec un numéro de TVA et des charges à payer. Un autre statut existe, le Peer to Peer (P2P) ou économie collaborative. Eux ne sont ni considérés comme indépendant ni comme salarié.

D’après les témoignages d'Ismaël et Christophe, un véritable marché parallèle de faux comptes P2P s’est développé sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la rue. Ainsi, en un clic, il serait possible de louer un compte moyennant une certaine somme. "Normalement c’est interdit de louer un compte P2P, mais il n’y a que ça ! C’est très facile à trouver", assure Christophe, livreur indépendant complémentaire pour Deliveroo depuis 2019.


Capture d'écran du Marketplace Facebook, des dizaines de comptes Deliveroo et UberEats sont proposés à la location ou à la vente 

Sur Facebook, plusieurs groupes proposent effectivement de louer un compte Deliveroo ou UberEats entre 70 euros et 150 euros la semaine. A quoi vient s’ajouter une commission qu’empoche le livreur qui loue son compte. Celle-ci oscille entre 30 et 50%. Problème : il ne reste pas assez d’argent au livreur sans-papiers, qui se voit obliger de louer un deuxième compte pour rentabiliser son travail.

Christophe nous explique l’impact que cela a sur les livreurs indépendants : "Un livreur P2P qui loue un compte va le louer à un nouveau livreur qui n’a pas de papiers. Le livreur-loueur n’a pas assez avec un seul compte alors il en loue un deuxième. Ce qui fait qu’il aura 2 comptes P2P actifs. Il peut donc prendre 2 commandes en une fois. Il y a un livreur avec deux commandes, ça impacte forcément les indépendants qui perdent une course puisqu’un livreur en a 2 grâce à ses deux comptes", détaille-t-il.

Autre problème, les livreurs P2P, qui n’ont pas le même régime que les indépendants, peuvent attendre devant un restaurant puisqu’ils sont payés à un taux fixe, à savoir 4.99 euros par course. Les indépendants, eux, n’ont "pas d’avantages à rester devant un restaurant" puisqu’ils sont payés au kilomètre, et donc à la distance parcourue au total.

"Je suis contre les comptes loués parce que, par exemple, il va y avoir un jeune qui va avoir 3 voire 4 comptes P2P différents, il va attendre devant un restaurant, prenons McDonalds par exemple, et il aura plusieurs courses d’un coup. Alors que l’indépendant va les rater parce que les livreurs P2P sont déjà devant le restaurant. Nous on se retrouve dans la mouise", explique Christophe. Puis ajoute : "Les indépendants, c’est différent. Nous on n’a pas d’avantages à rester devant un restaurant, on est payés sur la distance parcourue. Donc si on attend devant le restaurant on va moins gagner que si on était, par exemple, place Flagey et qu’on acceptait une course au McDonalds".

80% des comptes seraient des comptes loués : les livreurs demandent une régulation du secteur

D’après Ismaël et Christophe, environ 80% des comptes Deliveroo sont loués. Le problème, c’est que plus il y a de livreurs, moins il y a de courses de disponibles. "Ça devient n’importe quoi, c’est l’anarchie", s’indigne Ismaël, livreur indépendant complémentaire depuis plus d’un an. "Ce n’est pas du tout rentable", ajoute Christophe.

D’après eux, Deliveroo serait au courant mais n’agirait pas contre ça : "Tout le monde sait que ça existe, ça fait des années. Deliveroo et Uber sont au courant, le gouvernement aussi, la police aussi. C’est Uber et Deliveroo qui choisissent le nombre de livreurs qu’ils vont mettre sur le terrain. Ils activent des comptes non-stop, et à cause de ça, il y a de plus en plus de livreurs. S’ils avaient établi une limite, ce ne serait pas comme ça. Ça fait des années qu’ils sont au courant mais rien ne change", affirme Ismaël.

Pour remédier au problème des comptes loués, Ismaël et Christophe pensent qu’il faudrait que "les plateformes régulent" pour qu’il y ait "moins de livreurs" sur le terrain, et donc plus de courses pour les livreurs disponibles, et les indépendants.

En Belgique, 15% des coursiers sont indépendants contre 85% qui sont sous le régime d’économie collaborative ou P2P. Au total, 3.000 coursiers sont actifs dans le pays dont 1.000 à Bruxelles. D’après les chiffres donnés par le porte-parole de Deliveroo, il y aurait une très forte demande : l’année dernière, ils en ont reçu 45.000 au total.

Un système "trop facile" qui permet de changer les informations du compte manuellement

Mais en pratique, comment est-ce possible de louer un compte et changer les informations liées ? Ce serait en fait très facile, selon Christophe : "Dans l’application, ils modifient le numéro de téléphone et les autres informations. Sur Uber par exemple, il faut prendre des photos de son visage avec et sans casque, et du scooter avec le matériel. Malgré ces mesures, les gens arrivent quand même à craquer le règlement", nous explique-t-il.  

D’après le porte-parole de Deliveroo, Rodolphe Van Nuffel, c’est la simplicité de leur système qui permettrait de louer un compte, et ainsi, changer les informations si facilement : "On a voulu faire un système très facile pour que toute personne qui souhaite devenir livreur puisse s’inscrire. Donc, la personne va s’inscrire en ligne et donner certaines informations. Nous, nous allons contrôler ces informations : 'Est-ce que la personne est majeure ? Est-ce qu’elle a le droit de travailler en Belgique ?' Puis on active le compte", détaille-t-il.

"Ce qu’on comprend, c’est que certaines personnes vont se faire remplacer. C’est-à-dire qu’elles vont louer ou sous-louer leur compte, et elles vont changer les infos dans l’application. Ce qui avait été créé pour que chacun puisse facilement s’inscrire, on se rend compte que certaines personnes vont en abuser. Ce sont des gens qui vont profiter de la vulnérabilité de certaines personnes et de la facilité de notre système", explique le porte-parole.


Capture d'écran du groupe Facebook "Uber Eats | Deliveroo • Livreurs • Bruxelles". Les messages comme celui-ci sont publiés par dizaine chaque jour. 

Un problème qui serait "assez récent", selon lui, et qui représenterait "une part minime" de leurs activités. Il assure que Deliveroo "prend vraiment très au sérieux" cette problématique. "Depuis qu’on nous a parlé de ce problème, nous avons mis en place plusieurs mesures : des contrôles faits sur le terrain mais aussi depuis le bureau. Aujourd’hui, il y a eu des centaines de contrôles. Des comptes ont été mis sur pause et une dizaine de comptes ont été désactivés pour abus du système", nous dit-il.

Des mesures pour contrecarrer ces abus

Mais concrètement, que compte faire Deliveroo pour qu’à l’avenir ce ne soit plus possible de changer les informations manuellement, et donc remédier à la location de comptes ? "On doit changer notre système", avoue le porte-parole. De nombreux changements ont donc été mis en place par la plateforme pour tenter de réguler, et éviter que les gens profitent des failles pour se faire "aussi facilement remplacer".

"Très concrètement, une personne ne peut plus renseigner un autre compte en banque, un autre numéro de téléphone ou une autre adresse mail. La personne doit d’abord nous contacter pour nous informer qu’elle a changé de numéro avec la preuve que le numéro lui appartient. A ce moment-là, on lui donnera l’autorisation de changer ou non", assure-t-il. Un système de reconnaissance faciale a aussi été mis en place à la fin du mois de mars.

Mais pour Ismaël et Christophe, ces mesures ne sont pas suffisantes : "Il y aura toujours une faille, c’est sûr", estiment-ils.

Des conditions de travail qui se dégradent de plus en plus 

A ce problème de comptes loués viennent s’ajouter les diverses revendications des livreurs indépendants, notamment concernant la baisse des tarifs à la course mise en place par Deliveroo. "Le point le plus important, c’est la tarification : les prix à la course ont fortement baissé, c’est devenu une catastrophe. On ne nous avertit même pas, on est considérés comme indépendants mais ce n’est pas réellement le cas", nous explique Ismaël.

"Ce n’est pas du tout rentable. Avant, on était payés pour la distance qu’on parcourait jusqu’au restaurant mais Deliveroo l’a retiré et ça impacte énormément notre chiffre d’affaires. On fait plus de 50 km pour se rendre jusqu’aux restaurants, et ça c’est en une soirée. Pour ceux qui font les journées complètes, ça va être le double", précise Ismaël. Soit environ 100km de trajets uniquement pour se rendre aux différents restaurants, et qui ne sont pas comptabilisés par la plateforme. 

Par exemple, pour une course jusqu’à Wavre, Ismaël ne serait payé que 4.94 euros, soit le prix pour la livraison du restaurant au domicile du client. Mais le trajet depuis Bruxelles jusqu’au restaurant, situé dans ce cas-ci à Wavre, et du restaurant jusqu’à Bruxelles, n’est plus pris en compte. "Ça ne paye même pas mon carburant", s’indigne-t-il.

Pour le porte-parole de Deliveroo, une telle situation n'est techniquement "pas possible". Rodolphe Van Nuffel explique qu'il s'agit sûrement d'une "erreur" ou d'un "bug" et que "les zones de livraison sont calculées en fonction de ce qui est réaliste et faisable" pour le livreur. Il précise: "Les coursiers ne sont pas censés recevoir des propositions de livraison en dehors de leurs zones. Les livraisons entre les villes ne sont pas possibles. Les zones de livraison maximales sont en moyenne de 3 km". Le porte-parole assure que ce n'est "en aucun cas le but" de la plateforme "que les coursiers reçoivent ce genre de propositions"

Autres problèmes pointés du doigt par les coursiers : Deliveroo aurait retiré les bonus qui permettaient d’augmenter le chiffre d’affaires des livreurs indépendants, explique Ismaël. "Quand il pleuvait ou qu’il y avait des tempêtes de vent, on avait des bonus. Le vendredi, samedi et dimanche de 18h à 21h, chaque commande était multipliée jusqu’à 1.5. Mais maintenant, on est à 1.1. Donc sur une soirée, si vous faites 50 euros, vous aurez seulement 10% de plus, donc 5 euros. C’est ridicule !"

A son lancement, Deliveroo fonctionnait d’une manière totalement différente, peut-être plus loyale envers les livreurs de la plateforme, avoue Ismaël : "A une époque, moi je ne l’ai pas connu mais les plus anciens oui, il y avait des shifts, c’est-à-dire que vous deviez réserver votre shift à l’avance, par exemple de 18h à 20h. Donc à ce moment-là il y avait moins de livreurs mais ils étaient au moins sûr de faire leur chiffre d’affaires".

Rodolphe Van Nuffel explique aussi que Deliveroo fait "en sorte qu’il n’y ait pas trop de coursiers sur la route" puisqu’ils sont payés par commande acceptée. "On va faire un calcul et on va autoriser suffisamment de coursiers mais jamais trop pour que chaque coursier ait suffisamment de commandes à livrer".

Les livreurs indépendants demandent qu’il y ait plus de courses pour les indépendants et moins de P2P actifs

Mais depuis l’instauration du statut P2P en 2018, les conditions de travail des coursiers se dégradent de plus en plus. "Deliveroo a retiré les shifts, les tarifs exceptionnels, les bonus, la distance jusqu’au restaurant… Plus le temps avance, plus ils font du chiffre d’affaires, et plus on nous retire des avantages. Si on est réellement indépendant, pourquoi ils ne collaborent pas avec nous ? On nous demande jamais notre avis, au contraire, on nous met la pression. On a un temps pour livrer, ce qui rajoute du stress et augmente le risque d’accident", dénonce Ismaël qui n’en peut plus de ses conditions de travail.

Tous deux aimeraient que Deliveroo les écoute et les reçoive dans leur bureau. Chose qui n’est pas possible actuellement, selon eux : "On ne peut pas les rencontrer, même si on se rend au siège social, on nous renvoie aux mails. Et par email, on ne nous répond pas, à part que c’est un algorithme qui gère ça". Ils ajoutent : "On aimerait pouvoir rencontrer Deliveroo en personne, qu’il y ait un bureau pour nos plaintes et nos demandes. On aimerait que Deliveroo arrange la situation pour les livreurs indépendants, qu’il y ait plus de courses et moins de P2P qui nous prennent tout notre travail".

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